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Navbakhor Boudot

Navbakhor Boudot et son équipe développent aujourd’hui plusieurs projets sociaux en lien avec la couture à Lyon. Pourtant, son histoire n’était pas écrite d’avance. Elle a dû faire des choix courageux alors qu’elle n’était qu’une jeune femme. Lors de son dernier voyage dans son pays natal, l’Ouzbékistan, elle s’est livré sur son passé. Découvrez l’histoire de la fondatrice de BAHOR.

 

Une jeunesse au cœur des champs de coton & la vie étudiante à Tachkent

 

À l’âge de 10 ans, au lieu de cueillir du coton dans les champs de mon village, je chantais La Marseillaise à ma mère et à mes frères qui travaillaient. L’hymne national français nous était appris à l’école et j’avais un fort attrait pour la langue. J’ai le souvenir des lendemains de rentrée scolaire où l’on nous envoyait dans les champs de coton afin de les cueillir à la main. Nous avions l’obligation d’en ramasser entre 20 et 50 kg par jour selon la période. Dans les années 1990, ma région était un secteur important producteur de coton.

Je suis née dans une famille modeste, dans un village au bord du fleuve Amou-Daria dans la Province de Khorezm en Ouzbékistan. D’un père pêcheur et d’une mère couturière. En 2001 j’ai été admise à la faculté des lettres françaises à l’Université des Langues du Monde de Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan. J’aurais voulu être admise à l’Université de Diplomatie et d’Économie mais pour cela il fallait suivre des cours préparatoires qui étaient trop onéreux pour ma famille. Le prix de mes études représentait environ 6 années de salaire cumulées des membres de ma famille (mes 3 frères et ma mère).

Un jour, ma mère m’a dit : “Tu ne peux pas retourner au village ! Si tu y retournes, c’est fini pour toi, on te marie, tu feras des enfants et tu y resteras à vie. Je ne veux pas que tu vives ma vie. Tu dois faire des études, tu dois travailler, et surtout devenir une femme autonome.”.

Avec l’encouragement de toute ma famille, j’ai commencé à étudier à Tachkent et à travailler. Je suis la cadette de la famille, j’ai 3 frères et je suis la seule à avoir fait des études supérieures. Mes frères ont renoncé par manque de moyens. Et pourtant, dans nos traditions on investit généralement sur les garçons. Peu de parents osent dire que leur fille étudie car ils ont peur de ce que pensent les autres. Dans la société ouzbek, on entend souvent “Enseigner à une fille est un gaspillage d’argent”, “L’investissement devrait être dédié aux garçons et non aux filles”. D’après moi, donner l’accès à l’éducation pour les filles permet de garantir l’avenir de la société de manière globale. Une maman qui a fait des études supérieures peut transmettre des valeurs importantes à son enfant. Je revois ma mère me dire “Si tu veux faire des études, ma fille, je te soutiendrai, quitte à en vendre mes bras”.

En 2005, j’ai obtenu mon diplôme de langues étrangères avec beaucoup de difficultés. L’inflation annuelle du prix des études a été très difficile à régulariser pour nous. On peut dire que j’étais en forte précarité. La capitale de mon pays me semblait si grande et je n’avais personne pour me soutenir. Je travaillais dans trois ou quatre endroits différents en plus de mes études. Je cumulais un travail de femme de ménage, de cuisinière fabriquant des nouilles “lagmon” la nuit et de ventes du riz de Khorezm. Je n’avais alors que 21 ans.

 

Se donner une chance en s’installant en France

 

À l’âge de 24 ans, j’ai décidé de changer de vie. Ma famille m’a fait confiance et m’a poussé à quitter mon pays pour commencer une nouvelle vie en France. J’ai demandé à ma mère de m’aider financièrement une dernière fois pour pouvoir partir. Alors ma famille a vendu notre dernier bœuf et j’ai pris un avion pour la France.

Que se passera-t-il par la suite en France ? Comment entreprendre ma nouvelle vie ? J’étais dans l’incertitude. Cependant j’étais convaincue que de grands défis m’attendaient.

Après avoir vécu plusieurs années difficiles en tant qu’étudiante, je me devais de continuer d’avancer et de persévérer malgré toutes les difficultés. Partir en France était selon moi une nouvelle étape dans ma vie. Ma philosophie : «Faites des erreurs, vous apprendrez toujours en retour».

J’ai eu l’opportunité de partir en France grâce au programme de Fille au pair. À mon arrivée à l’aéroport Paris-Charles de Gaulles, j’étais impressionnée de voir un si grand lieu, où j’étais inconnue aux yeux de tous. J’ai été reçue à Lyon par une famille d’accueil qui m’a logé, nourri, blanchi en échange de la garde de leurs enfants. Malheureusement, j’ai rapidement ressenti le mal du pays. J’étais bouleversée intérieurement d’avoir quitté mon pays, ma famille, mes habitudes. Mes frères étaient dans la contrainte de partir travailler dans les mines en Russie afin de gagner un peu d’argent. En réalité, on leur avait retiré leurs passeports et ils n’ont pas touché de salaire pendant presque un an. Très inquiète, ma mère a enchaîné deux AVC. Je ne savais pas comment l’aider. De mon côté, en France, c’était très difficile à supporter.

À ce moment-là, je me suis énormément questionnée sur ma légitimité d’avoir une place en France : “Soit j’arrête tout de suite, soit je vais jusqu’au bout, pour moi, pour mes parents, pour tout le monde.” Avec tous mes espoirs en tête, je suis finalement restée neuf mois dans ma famille d’accueil à Lyon.

 

Une intégration difficile

 

Ces neuf mois ont été très difficiles loin de chez moi car je me suis retrouvée d’un extrême à l’autre. Dans ma famille d’accueil je manquais de communication. J’avais même l’impression de ne pas être considérée comme une personne normale. Ma seule joie était d’avoir ma propre chambre pour la première fois de ma vie, même si j’habitais au sous-sol de la maison. Malgré toutes ces difficultés, j’ai beaucoup appris.

Au fur et à mesure du temps, j’ai commencé à découvrir la ville, les gens. Je me suis fait une amie proche qui m’a généreusement prêté 30€ avec lesquels j’ai acheté ma première machine à coudre. J’ai commencé à coudre des petites robes et des rideaux, je faisais des retouches pour les voisins. J’adorais faire du travail manuel, cela me rappelait ma mère. Depuis deux ans maintenant, ma mère n’est plus de ce monde, et pourtant quand je fais de la couture j’ai l’impression qu’elle veille sur moi.

 

Un projet qui se construit au rythme de l’intégration

 

Une journée d’été 2008 lors d’un pique-nique organisé par une amie j’ai rencontré mon mari. C’était une rencontre inattendue dans ma vie. Nos différences culturelles se faisaient ressentir au départ, lui français et moi ouzbek. Cela dit, nous étions désormais deux à nous soutenir mutuellement. Après s’être installés au cœur du 8ème arrondissement de Lyon, nous avons commencé à vouloir fonder une famille. Quelques années plus tard, nous nous retrouvons 5 à la maison : lui, moi, nos deux enfants et un chien. Même si ma famille me manquait quotidiennement, j’avais désormais construit mon propre foyer, mon avenir. Avec la naissance de nos deux enfants, je me suis arrêtée encore 4 ans. Quand on devient Maman naturellement on est plus attentive à l’environnement et à la société dans laquelle on vit. Quel monde laisserons-nous à la génération future ?

C’est à ce moment-là que j’ai décidé de créer une maison de couture en hommage à ma mère qui était couturière et qui partageait son savoir-faire avec les filles du village. Alors, j’ai osé. Après tout, pourquoi pas moi ? J’ai voulu ouvrir ma propre entreprise, mon objectif était de créer une marque de mode, ce qui fut chose faite en 2010. Je pensais naïvement que mettre une étiquette BAHOR sur un vêtement permettrait de créer une marque. Je sais aujourd’hui qu’il ne suffit pas seulement de cela. Pour créer ma propre marque, j’ai du comprendre dans quel univers je souhaitais me positionner, quelle était mon histoire et mes valeurs, pourquoi vouloir faire ma marque, etc.

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Le début d’un projet social et environnemental

 

J’ai voulu donner du sens à tout ce que je faisais. Pour moi, cela signifie porter des valeurs importantes et être impactante dans mes actions. J’ai créé en 2018 l’association Eco Couture qui a pour objectif de réunir les femmes des quartiers populaires de Lyon autour de la couture. Les encourager à travailler, les aider à leur bonne insertion dans la société française par l’accompagnement individuel et parfois même par l’apprentissage du français. Voyant que ce projet social prenait de l’importance au niveau local, j’ai voulu trouver un moyen de le financer. C’est alors que j’ai désiré développer davantage la marque de mode BAHOR que les femmes fabriquent avec moi à l’atelier à partir de chutes textiles nobles provenant de la région lyonnaise. Notre objectif est de faire le moins de chutes possible, et pour cela nous revalorisons nos propres chutes pour en faire des accessoires (étole, foulard-cravate, chouchou en soie, etc.). Ainsi BAHOR est devenue une marque ambassadrice qui porte des valeurs humaines et environnementales au-delà des frontières.

 

“Je veux que mes enfants voient, sachent, ressentent les endroits où j’ai grandi. 

J’aurais toujours une attache pour ma patrie.”

Navbakhor Boudot

 

 

Source : traduction de l’ article Navbakhor Boudot: “Sen agar o‘qiyman desang, men qo‘limni sotib bo‘lsa ham seni o‘qitaman” issu d’une interview entre Nilufar Kiyamova, fondatrice de la Girls’ Voice School, et Navbakhor Boudot le 3 janvier 2021.

 

11.01.2021 | Lena Monaci